Le jeu vidéo est-il (uniquement) de l'art ?

Le débat s’est tari depuis quelques années et maintenant, à l’exception de certains dinosaures, tout le monde s’accorde à qualifier le média vidéoludique comme une forme artistique à part entière. Devant l’immensité des genres, devant les multiples expériences proposées et l’importante quantité de titres aux qualités indiscutables, le jeu vidéo s’est imposé dans la culture comme a su le faire le cinéma un siècle avant lui. Malgré sa relative jeunesse, ce média a déjà exploré un grand nombre de formes…

Mais qualifier le jeu vidéo de 10ème art (officiel aux USA) n’est-il pas un peu réducteur, tant l’influence et ses domaines d’applications dans notre société sont plus étendus ?

 

Un jeu est il une œuvre ?

Dans les années 80 à 2000 la plus grosse entrave à la qualification d’Art pour le secteur vidéoludique était la notion de jeu. Car avant toute chose, un jeu vidéo se définit dans le fait qu’il propose à son public une expérience ludique. Dès lors les plus grands détracteurs de cette qualification ont souvent usé de cet argument à l’époque. Je pense notement à Roger Ebert, un célèbre critique de films (décédé en 2013) qui en 2006 s’était entiché d’un long discours prenant le parti de l’impossibilité pour le JV d’être une forme artistique à part entière (il était par la suite revenu sur ces propos en s'en excusant).

Mais en vérité il s’agit d’un argument d’autorité : ceux qui se sentent aptes à qualifier ou non le jeu vidéo d’Art sont les académiciens ou les artistes déjà admis par cette même académie. Les premiers créateurs de jeux vidéos, malgré parfois un parcours artistique, n’ont pas réussi à faire poids face à une société qui les prenait pour des illuminés. C’est que le média est très jeune et l’Académie fait office de véritable dinosaure en la matière.
 

Fountain Marcel Duchamp 1917
Fountain - Marcel Duchamp - 1917

Ce qui est malheureux dans ce débat c’est qu’après les expérimentations d’artistes comme Marcel Duchamp, les barrières sont toutes tombées. Avec Fontaine (1917), Duchamp a démontré (avec beaucoup d’amusement et d’absurde) que la qualification d’Art est relative : il suffit d’exposer un objet en le qualifiant comme tel pour qu’il en soit.

 

Echecs
 

Dès lors, presque un siècle après il y a toujours des détracteurs et des gens pour tenter d’ériger de maladroites barrières, qui ne tiennent pas face à la raison.
La question du jeu en tant qu’
œuvre a été définitivement tranchée en 1964 lorsque Salvador Dali a sculpté des pièces de jeu d’échec, aujourd’hui exposées dans un musée d’Art à Atlanta. Un jeu peut être un art, comme à peu près n’importe quoi d’autre à condition qu’il en ait l’ambition.

 

Des expérimentations artistiques indéniables

J'ai déjà abordé en partie le sujet dans mon article sur les textures, mais la part créative du jeu vidéo pousse les développeurs à se poser de véritables questions sur la manière de réaliser un jeu. Que ce soit des réflexions graphiques, comme The Unfinished Swan, narratives comme Heavy Rain ou encore sur le rapport direct entre jeu/joueur comme aime à l'expérimenter Monkey Island, le support vidéoludique a vu fleurir un nombre d'expériences aux domaines vastes et hétéroclites. Le nombre de chef d'oeuvres laissant une marque profonde au joueur est immense. Comme pour le cinéma, la littérature ou toute autre forme artistique, beaucoup de jeux offrent avant tout une expérience sensible à leur public. Par le biais de choix graphiques ou de gameplay chaque jeu tente de se rendre unique pour offrir une expérience nouvelle au joueur (c'est aussi un des principaux arguments de vente).

Return of the Obra Dinn
Return of the Obra Dinn n'est qu'une démo mais offre une expérience pour le moins singulière

 

Qui fait l’œuvre ?

C’est là que le jeu vidéo est un média singulier : qui est l’artiste dans un jeu vidéo ?

Concernant des œuvres comme Beyound two Souls, il n’est pas bien difficile de distinguer la vision d’un artiste, qui réalise une création à la frontière avec le cinéma. Le joueur, dans son expérience face à ce jeu, est malgré tout spectateur de décisions plastiques et narratives de David Cage (le scénariste et créateur du jeu).

Pourtant, lorsque l’on se saisit d’un titre comme Minecraft, un jeu de type sandbox (bac-à-sable en français) où c’est le joueur qui crée son propre environnement et ses récits, il devient très difficile de définir qui fait œuvre. Il ne viendrait à l’esprit de personne de qualifier Ole Kirk Christiansen, le créateur de la brique de Lego, d’artiste, malgré certaines créations artistiques réalisées exclusivement avec ce matériau.

On pourrait même aller plus loin en s'intéressant à ce que certains joueurs peuvent faire d'un jeu en exploitant (volontairement ou non) les bugs offerts par les jeux. J'en ai déjà parlé dans mon article sur les glitchs et les bugs, mais lorsque la console dérape, elle ouvre un évantail créatif non moins intéressant. Ces comportements, qui ne sont pas prévus par les développeurs, sont souvent provoqués par les joueurs eux-même. Certains en font même une discipline (vidéo-bending).

Au final, ce que le jeu vidéo apporte à la notion d’Art, c’est ce qu’à déjà commencé à faire l’art numérique à une échelle moins grand-public : faire disparaître la frontière entre spectateur et artiste. Ce média étend donc les possibilités créatives en se faisant vecteur d’art et non plus uniquement le support.

Beyound Two Souls
 

 

Un média transgenre

Un autre aspect complexe avec le jeu vidéo c’est qu’il sert aussi pour bien d’autres raisons qu’une expérience artistique. Les joueurs de speedrun par exemple voient dans certains jeux une véritable discipline sportive. Avec un entraînement acharné, des compétitions, voire même des événements spécialement dédiés à l’e-sport, le jeu vidéo s’oriente vers une forme toute autre. Certains titres sont développés spécialement pour la discipline, ce qui fait que les choix graphiques ou techniques ne se font exclusivement qu’en fonction d’une pratique sportive et non sur des choix artistiques.

Starcraft Competition
Une compétition de Starcraft II

Il existe aussi des jeux pour l’éducation, les serious game, dont le but est exclusivement pédagogique. Les jeux de bien-être et de santé comme WiiFit ou encore les free to play (dont j’ai déjà parlé ici) ont des buts totalement étrangers à des notions artistiques.

Nous sommes à une époque du tout immédiat, où un usager va passer de sa partie de Candy Crush à une conférence téléphonique pour discuter d'un projet tout en faisant la cuisine. La multiplication des outils numériques et leur rapidité de fonctionnement les ont inscrits dans un usage permanent, quotidien, presque automatique. Aussi le besoin de divertissement peut être assouvi instantanément : 5 minutes d'attente à la caisse du supermarché sont l'occasion de consulter ses emails ou de faire une partie de Tetris.

Et c’est à ce niveau que le jeu vidéo est un média propre au XXIème siècle. Il offre probablement la meilleure des réponses à ce que notre société cherche : de l’art, mais aussi du divertissement, du sport, de l’enseignement, de la compétition, etc... En réalité il s’agit d’un média total, polyvalent (disponible sur tous suports) et transgenre (répondant à pratiquement toutes les passions). Ses inspirations mais aussi ses influences sont multiples et agissent aujourd’hui dans toutes les strates de notre société. Compte tenu de sa capacité à générer de nouvelles formes de représentation, le jeu vidéo est adaptable et transposable à n’importe quel besoin aujourd’hui : on l’utilise même pour entraîner les soldats au combat sur le terrain !

DSTS game
En 2011 l'armée américane a investi 57 millions de dollars dans un système d'entrainement virtuel : le DSTS.

 

En réalité, qualifier le jeu vidéo d’Art est effectivement une erreur. Non pas à cause des arguments fallacieux avancés par les académiciens ou les réactionnaires, mais bien parce qu’il n’est pas que ça. Un jeu comme Journey est indéniablement une création singulière et unique tandis qu’un titre comme WiiFit n’a absolument aucune ambition à s’ériger en tant qu’œuvre d’art. Le jeu vidéo, malgré ses formes encore émergentes et sa relative jeunesse (une cinquantaine d’années[1]), affiche un tel potentiel qu’il s’inscrit comme étant une forme pouvant englober toutes les autres (cinéma, littérature, photographie, etc…) mais aussi pouvant donner lieu à des créations d’un tout autre genre.

Ainsi, sa forme originelle (le jeu électronique) est appelée à se scinder en plusieurs parties à l'avenir, voire même à quitter le cadre strictement ludique pour orienter certaines de ses branches vers d'autres disciplines. La partie artistique, elle, est appelée à se développer d'avantage. Avec des outils de création de plus en plus simples et accessibles, la barrière technique tend à s'effacer. Les artistes venus de tous horizons pourront donc d'avantage interroger le monde vidéoludique et il est à parier que les œuvres expérimentales ne vont cesser d'apparaître dans les prochaines années.

 

[1] généralement on date sa naissance à 1962 avec SpaceWar mais la date fait encore réellement débat

Auteur : Thomas Daveluy

Spécialiste Game Design
Après une formation scientifique, Thomas a effectué un virage à 180° pour s’engouffrer dans un cursus artistique. Cinq années d'école d'art l'ont alors convaincu que le jeu vidéo était une forme qui méritait ses lettres de noblesse mais qui était encore mal accepté par l'Académie. Sans cesse partagé entre l'art et la science, Thomas a trouvé dans le jeu vidéo le terrain d'expérimentation idéal : quel meilleur média que celui combinant des bases très techniques et un champ artistique à part entière ?

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