La grande hypocrisie du Nexusgate

C’est le sujet du moment, repris autant par France Info que par mes collègues ici-même : le Nexusgate affole et indigne toute une communauté de journalistes et, par extension, de joueurs. Les éditeurs de jeux vidéos seraient donc parfois assez vils pour essayer d’acheter la bienveillance des envoyés spéciaux? Et UbiSoft aurait eu le culot de pousser le vice encore plus loin, en offrant des tablettes à 250 euros sous de faux prétextes? Mais c’est absolument insensé! Dans une industrie régie par la transparence, l’honnêteté et le plaisir de jouer, l’éditeur breton aurait tout gâché en venant mettre ses sales pattes corrompues sur nos journalistes?

Absolument pas. Et si personne n’a le cran de vous parler comme aux personnes responsables que vous êtes probablement les jours de semaine, ce serait le comble qu’un site qui se dit indépendant ne le fasse pas. Alors voilà exactement ce qui s’est passé : on appelle ça le dilemme du prisonnier.

Il semble aujourd’hui acquis que tous les “journalistes” ou presque aient reçu -et donc accepté- la tablette offerte lors de la conférence de présentation de Watch Dogs. Je ne crois pas avoir lu de rapports d’émeutes, de professionnels outrés lançant leurs cadeaux à la figure des représentants et hurlant : “Pas de ça chez moi, Monsieur!”

Non au contraire, il a été rapporté qu’on a “vérifié que tous les journalistes avaient bien reçu les mêmes cadeaux” avant d’en faire toute une histoire. Ce qui d’office peut vous démontrer plusieurs choses, à commencer par le fait que ce genre de cadeaux n’était pas surprenant outre-mesure, vu que tout le monde est reparti bien gentiment avec son paquet. Au lieu de se jeter sur son blog pour raconter sa surprise d’avoir reçu exceptionnellement un cadeau de la part d’un éditeur...

Ou de se comporter comme ça

Maintenant, le dilemme du prisonnier, ça peut se simplifier comme ça : cinq personnes cambriolent une banque, sont arrêtées et placées dans des cellules différentes. Interrogés séparément, aucun n’avouera jamais rien sur le braquage ou sa responsabilité. Par contre, si vous arrivez à insinuer le doute qu’un codétenu est à deux doigts de se mettre à table, n’importe lequel de vos prisonniers va devenir très bavard, essayant de sauver sa peau en étant le premier à tout raconter.

Nous sommes dans un schéma identique : au milieu des reporters rodés présents à cette fameuse conférence, il devait y avoir un jeune gauchiste rêveur à qui on a brisé toutes les illusions en faisant ces cadeaux. Et dès que nos reporters rodés ont compris que de toute façons, l’histoire allait sortir dans la presse, ils se sont empressés de dénoncer l’offrande qu’ils avaient si courtoisement accepté la semaine précédente. Espérant ainsi sauver le peu de crédibilité qu’il leur reste en étant dans le peloton de tête des indignés.

De mon expérience dans le métier (et je ne suis pas un professionnel, je n’ai donc pas tous les privilèges des encartés de la presse) je peux vous l’affirmer avec force : on est en train de vous endormir. Tous les éditeurs font des cadeaux, des cadeaux bien plus gros mêmes. Et nous, jeune privilégiés payés à recopier des communiqués de presse, aurions bien tort d’ébruiter la combine en tuant la poule aux oeufs d’or. Le couac, le loupé ici, ça n’a pas été la distribution de Nexus 7 (qui peut croire qu’Ubi va les distribuer “par accident” en étant par la suite “mal compris”, qui peut croire qu’ils auraient eu l’idée tout seuls de corrompre la presse?), le vrai couac c’est le fait que l’histoire ait fait grand bruit. Et que quelques journalistes à l’intégrité plus que douteuse aient le culot de tirer sur l’ambulance.

J’ai été dans des conférences où on vous offrait des téléphones portables, de l’électroménager, en plus d’une myriade de jeux. Et pour moi, qui n’ai jamais eu de formation au métier, c’était une chose avec laquelle il fallait s’arranger : une espèce de guerre entre le bien et le mal où le but était de rester objectif malgré les tentations. Si j’étais à une époque blacklisté des conférences de certains éditeurs, c’est d’ailleurs probablement parce que malgré les décors de rêve, malgré les jeunettes des relations presse aussi jolies que peu farouches, j’avais du mal à dire toujours du bien des produits qu’on me présentait.

J'aimerais bien vous y voir

Quelques éditeurs poussent même le vice beaucoup plus loin. En plus des cadeaux et des hôtesses, certains vous proposent un “dossier presse” sous forme de “devoir à recopier”, tant il est écrit sous la forme et avec le ton de ce qui est attendu dans votre article. Après vous avoir endormi à coups de cadeaux et d’hormones, bien consciente que vous n’êtes plus en état de juger quoi que ce soit, la compagnie va jusqu’à faire le travail à votre place. Sympa non? Et certains articles que je lis sur le net ressemblent parfois drôlement à ces fameux press books. Ca ne vous paraît pas pire, à vous, que de se voir offrir une tablette?

Alors nous voilà revenu sur un terrain beaucoup plus pragmatique, en nous disant que comme dans le cinéma, comme dans toutes les industries en fait, les personnes qui produisent tentent d’amadouer les personnes qui critiquent. Je ne juge pas le procédé, il est dans l’ordre des choses, inévitable. Il appartient par contre aux journalistes du milieu de faire la part des choses, de savoir prendre du recul et d’avoir des comportements rationnels, ce que je ne vois pas toujours lors des grands évènements européens.

Facile pourtant

J’en entends déjà me dire que ce n’est pas forcément le fait d’offrir des cadeaux ou des petits fours qui est grave, mais plutôt le fait que les cadeaux soient aussi gros. Je leur réponds que ça n’a aucune importance. Le cadeau, la tablette, le jeu, si on les isole, n’ont que peu d‘influence sur notre jugement final. L’opération séduction est plus globale, elle passe par le lieu paradisiaque, le buffet, les attachées de presse, le but étant que tu passes un si bon moment sur place qu’en partant tu aies envie de dire “Merci.”

Et quand tu vas chercher une RP pour lui dire merci avant de partir, quoi qu’il se soit passé avant, c’est que l’éditeur a gagné. Parce qu’il va te falloir un paquet de douches froides pour redescendre à un niveau d’objectivité qui correspond à ta fonction. Le problème étant aggravé par le fait qu’on a souvent affaire aux mêmes personnes dans ce milieu, des personnes avec qui tu tisses des liens, que tu tutoies, et qu'il peut parfois être difficile de contrarier en sabrant un soft. En aucun cas je ne dis qu'il est impossible d'être objectif sur les jeux qu'on nous présente, simplement que tout ce cirque minutieusement étudié représente une série de leviers qu'applique l'éditeur soucieux d'avoir bonne presse. Et croyez moi, le procédé n'est pas nouveau.

Incorruptible

Je n’ai même pas ici parlé des enjeux financiers de la plupart des sites de jeux vidéo, ce qui m’aurait complètement fait sortir de mon propos. Mon propos, en l'occurrence, est celui-ci : vous voulez vous indigner? Indignez vous, mais pour les bonnes raisons. Soyez outrés que certains développeurs Coréens arrosent leurs conférences au champagne, ou que certaines boîtes Américaines écrivent les articles à notre place. Mais ne vous indignez pas sur commande parce qu’on a distribué quelques babioles à une poignée de privilégiés. Critiquer cela c’est planter l’arbre cachant la forêt des mauvaise pratiques qui rongent aujourd’hui le journalisme spécialisé. Et c’est faire de vous les éternels pigeons du système. Peut être que ce n'était finalement pas une coincidence, Watch Dogs devait à l'origine s'appeler Nexus.

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