Suite au test de Puddle, Thomas Daveluy et moi-même avons souhaité poser des questions à Pierre Lemasson, l'un des développeurs du jeu, il a travaillé sur le projet en tant que concepteur graphique. Nous avons voulu en savoir un peu plus sur le jeu en lui-même mais également sur son parcours et sa vision du jeu vidéo en général.
Sonia : D'où vient l'idée première du jeu, est-ce que tu as renversé ton café un matin et c'est comme ça que l'idée est venue ?
Pierre : Si je m'en souviens bien, l'idée du jeu nous est venue à la base d'un exercice en cours d'anglais. Je dis "nous" car nous étions déjà deux ou trois étudiants à ce moment là. L'exercice était prétexte à pitcher un jeu en anglais, comme ça, à blanc, juste pour travailler notre oral. Assez rapidement on a pensé à un jeu 2D assez épuré graphiquement, avec des contrôles simples, basé sur une simulation de fluide. Puis comme au final cette idée nous semblait robuste et réalisable, et que nous devions commencer à préparer les futurs prototypes sur lesquels nous travaillerions dans le cadre de nos études, on est passé de l'idée au développement.
S : Comment et en combien de temps se sont passés les étapes de développement ? Comment vous êtes vous répartis le travail ensuite ?
P : La première étape fut de créer une petite expérience ludique, plus aboutie qu'un simple prototype car dans le cadre de nos études, nous devions avoir quelque chose d'assez bien fini afin que des personnes lambda puissent y jouer. Pour y parvenir, nous avons formé une petite équipe composée de deux graphistes (dont je faisais partie), de deux programmeurs, d'un chef de projet, et d'un sound designer. Cette phase c'est déroulé sur 3 mois. Les programmeurs ont codé la simulation de fluide et un petit éditeur de niveau en C#. Pendant ce temps, nous avons préparé les assets graphiques nécessaires à la création du jeu. Nous avons commencé l'édition des niveaux deux semaines avant le rendu du projet. Ça peut paraître court en terme de délai, mais au final, avec un éditeur robuste, nous avons pu proposer assez rapidement une série de 3-4 niveaux relativement aboutis et conformes à nos ambitions.
Ce premier jet a bien fonctionné auprès des gens qui ont pu y jouer. Nous avons eu pas mal de retours positifs. Durant les vacances d'été, avec un des programmeurs, nous avons continué à itérer sur ce prototype. Corrections de bugs, améliorations graphiques, création d'un trailer afin de faire connaître le jeu...
La version améliorée de Puddle nous a permis d'être sélectionnés à l'Independant Game Festival de San Francisco. Outre un beau voyage à la GDC 2010, cela a permis à Puddle d'avoir une plus grande visibilité et d’intéresser certains professionnels du secteur.
La seconde étape fut de créer un vrai jeu. Nous ne souhaitions pas prendre le risque de monter un studio comme ça, sans expérience, avec toutes les tracasseries administratives inhérentes à ce genre d'aventure. En intégrant l'équipe de Neko Entertainment, une petite structure parisienne, nous avons pu nous consacrer uniquement à la conception du jeu avec un certain confort matériel : nous développions ce que nous souhaitions, et nous étions rémunérés.
Les grandes lignes du jeu ont été établies de manière collégiale, chacun pouvant donner son avis sur tout. Ensuite, au fil du développement, nous nous sommes répartis les tâches en fonction de nos affinités. Évidemment les programmeurs ont programmé et les graphistes ont conçu les décors. Par contre le level design a démarré de manière assez empirique. Au début nous construisions tous des niveaux, sans soucis de cohérence ou de niveau de difficulté. On s’est assez vite aperçu que cette technique était bancale. Par exemple les niveaux que je construisais étaient visuellement intéressants mais peu attractifs en terme de gameplay. En revanche, ceux de Martial, le gros gamer de l'équipe, étaient dynamiques, demandaient de l’habileté... Chacun a donc recentré son activité sur ses points forts. Je me suis concentré sur l’habillage des différents mondes, ainsi que sur des tâches de programmation annexes telles que le scripting des niveaux et l’édition de shaders afin de gérer les multiples aspects visuels du fluide.
S : Les univers proposés dans Puddle sont vraiment très riches et variés : botanique, corps humain, égouts, etc… D’où sont venues toutes ces inspirations, il y a t-il des univers qui sont arrivés plus tard ou tout était déjà prévu dès le départ ?
P : Dans la version primaire du jeu, nous nous étions focalisés sur un environnement de type laboratoire : la manipulation de divers produits chimiques était prétexte à imaginer toute sorte de réactions corrosives, explosives, inflammables, sans parler des changements d'états du fluide. Il nous semblait que l'aspect "scientifique" de ce milieu était raccord avec le gameplay souhaité. Ensuite, pour tester, j'ai fait un niveau vu au "rayon X". On restait dans l'imaginaire scientifique et le rendu visuel était intéressant.
Lors de la conception du véritable jeu, nous avons choisi d'insérer une sorte de trame narrative assez rudimentaire permettant de passer de liquide en liquide. Nous avons gardé une source d'inspiration que je qualifierais de technicienne : fusée, centrale électrique, fonderie... De mon coté j'en ai profité pour explorer autant que possible l'iconographie issue des techniques et des sciences : vision thermique, microscopique, dessins techniques. C'était aussi un bon prétexte pour s'amuser un peu avec les shaders de liquide.
S : Une question que je me pose : as-tu réussi Puddle en mode Expert en obtenant toutes les médailles d’or ? Le mode normal m’a posé déjà tellement de soucis !
P : Haha oui je l'ai fini en expert ! Mais je ne suis pas certain d'avoir obtenu toutes les médailles d'or sur le leaderboard. Je me souviens que pour habiller ou scripter la fin de certains niveaux, la tâche fut ardue car il me fallait jouer jusqu'au bout pour vérifier que tout soit bien en place...
Thomas : Plus généralement une question que tous les joueurs se posent : les développeurs de jeux jouent-ils beaucoup à leurs jeux et sont-ils bons ? En 2004 un des développeurs de Metroid Prime 2 avait avoué ne pas avoir réussi à battre un des boss du jeu sans tricher, est-ce pareil pour toi, existe t-il des niveaux à Puddle qui te bloquent ?
P : A titre personnel, Je considère que Puddle est difficile, voir très difficile. Comme mentionné précédemment, j'ai été "contraint" de jouer et de finir le jeu afin de vérifier que tout fonctionne visuellement... mais bon, à un moment donné s'est posé la question de savoir à qui s'adressait le jeu. On a choisi de proposer quelque chose d'assez pimenté. Je ne suis pas un "hardcore gamer", un fan de difficulté, de die and retry, etc. Puddle ne m'aurait certainement pas été destiné en terme de gameplay. Cependant pour moi, faire un jeu c'est un peu comme les Lego : on prend beaucoup de plaisir à fabriquer les choses, à s'inventer des histoires, et même à se projeter en train d'y jouer... et une fois l'assemblage fini... bah on y joue pas, on recommence le montage d'autre chose.
T : Quelles études as-tu faites, quel est ton parcours ? Il y a t-il un cursus en particulier à conseiller à quelqu’un qui voudrait se lancer dans le jeu vidéo ?
P : J'ai effectué un master aux Beaux Arts de Lorient (sur 5 ans donc), suivi d'un master professionnel en 2 ans à l’École Nationale du Jeu et du Média Interactif Numérique, l'ENJMIN, à Angoulême.
Je ne regrette absolument pas ce parcours. Les beaux arts, s'il ne s'agit pas d'une formation "technique", permettent en revanche de toucher à plein de choses, de penser différemment, de monter des tas de petits projets. S'il n'y a pas spécialement de cours très axés technique (programmations, 3D...), on a en revanche du temps pour se former en autodidacte. Et je pense qu'être autodidacte, allez chercher l'outil quand on en a besoin, c'est important dans ce milieu qui est en perpétuelle évolution.
L'ENJMIN reproduit un peu ce schéma : pas de formation très pointue sur telle ou telle technologie - mais plein d'opportunités pour peu que l'on veuille apprendre. On y rencontre aussi des gens issus d'autres horizons : ingénieur, sound designer... ça permet de monter des projets à plusieurs, et c'est dans ce cadre qu'est né Puddle.
J'ajouterais un avantage à ces deux formations : c'est public. Autrement dit, c'est quasiment gratuit ! Issu d'un milieu modeste, il m'aurait été impossible de débourser 5000 euros par an pour une formation privée. Au surplus, bon nombre des diplômes obtenus dans ce genre d’officines valent à peine plus que le papier sur lequel ils sont imprimés... donc s'il y a des jeunes qui lisent ces lignes... méfiez-vous ! Aujourd’hui sur le net on trouve une somme colossale de tutoriels et de masterclass permettant de se former sur presque n'importe quel logiciel. D’expérience, les gens en charge des recrutements regardent le portfolio, les projets auxquels on a participé, mais pas spécialement les diplômes.
T : Qu'est-ce qui t'as vraiment motivé à travailler dans le jeu vidéo, surtout après un parcours artistique où le média vidéoludique est encore très mal accepté, voire même dénigré ?
P : J'ai toujours eu une affection pour le bidouillage sur informatique et le milieu technique en général. Plus jeune je jouais beaucoup. Petit à petit ça s'est tassé. A la place, j'ai découvert que le fait de concevoir des choses m'apportait plus. Le jeu vidéo me plaît particulièrement car c'est un milieu qui offre pas mal de "variations", qui joignent la technique aux arts plastiques. Outre le fait que les supports changent sans cesse, on est pas obligé de rester cantonné à faire de la 3D ou des textures, c'est plus étendu. Pour résumer, je ne m’ennuie pas, et j'ai l'impression d'apprendre en permanence.
A propos du dénigrement du jeu vidéo au sain du milieu artistique - j'avoue que ça ne me dérange pas plus que ça. Certes, les réflexions de gens qui ne connaissent du jeu que ce que TF1 daigne leur montrer sont agaçantes, mais pas plus que celles de certains geeks qui ressortent inlassablement le sketch des inconnus dès que tu veux leur parler d'une expo. Et puis ne nous voilons pas la face, d'une certaine manière, c'est bien d'être "dans l'opposition", c'est agréable ! Si le jeu vidéo devenait quelque chose de considéré, un médium respectable qu'on institutionnalise, il en deviendrait probablement aussi plus ennuyeux...
T : Être développeur en France, pas trop compliqué ? As-tu eu des opportunités pour travailler à l’étranger et est-ce quelque chose qui t’intéresse ?
P : J'ai eu de la chance. Entre l'école et maintenant, je n'ai pas connu les affres du chômage. Puddle m'a mis le pied à l'étrier. J'ai ensuite été embauché par une société Bordelaise, Asobo Studio, dans laquelle je travaille encore aujourd’hui. Mais j'ai pas mal de connaissances qui ont connu des difficultés, et pourtant pas des tire-au-flanc... Certains ont choisi de monter leur studio, généralement une sacré galère pas forcement pérenne. D'autres ont choisi de s'expatrier outre Atlantique direction Québec, une sorte de terre promise du jeu vidéo, avec plus ou moins de succès.
Mais personnellement, ayant une situation assez stable en France, je ne me vois pas spécialement m'expatrier. L'herbe est toujours plus verte ailleurs, mouais... On dit que les salariés du jeu vidéo ici sont moins payés qu'en Amérique ou outre-Manche, de ce que j'en sais, c'est vrai. Mais il faut voir aussi les avantages qu'on a à ne pas travailler dans des pays complètement dérégulés : le CDI, le code du travail, la sécu... bref... C'est sûrement un peu terre à terre comme réflexion mais bon...
T : Ces dernières années la scène indé a explosé (entre autres avec le crowdfunding et l’arrivée d’outils de développement plus populaires). A l’avenir penses-tu que cette scène va d’avantage se démocratiser pour créer une véritable courant à part entière ? Quel est ton point de vue sur ce média qui cherche encore à se faire accepter d’un point de vue académique ?
P : Effectivement, le crowdfunding est à l'origine de quelques très belles réussites. Le perfectionnement d'outils comme Unity, Game maker, ou même tout simplement le javascript permettent aussi de s'exprimer plus facilement à travers ce médium. De ce fait on trouve une foule de petites choses intéressantes sur le net. On ne peut que s'en réjouir.
De là à dire que cela va entraîner un bouleversement sur la scène vidéoludique, je n'en suis pas certain. A l'instar du cinéma, la création de jeu prend rapidement une échelle "industrielle". Alors certes, on peut faire des jeux seul ou en petit comité, heureusement. On peut même assez facilement accéder à des systèmes de distribution comme Steam par exemple. De la même manière, un bonhomme avec une caméra peut faire un film, le publier sur Youtube... Parfois ça crève l'écran, mais ça reste rare. Demeure le rouleau compresseur de l'industrie : celui-ci, à système invariant, continuera à occulter les scènes marginales. C'est ce qui se passe pour la musique, la bande dessiné, le cinéma...
Après, tout n'est pas noir non plus. Ça n’empêche pas de faire des choses, de trouver un public, des niches, d'en vivre correctement. Mais clairement, ce n'est pas un changement de paradigme. Ça restera certainement l'affaire de passionnés. Il n'y a qu'à voir dans les JT : jusqu'à récemment, on parlait du jeu en mal : c’était bête et méchant, c'était GTA, c'était Quake, etc. Depuis maintenant un ou deux ans, on commence à en parler plus positivement... mais en termes économiques ! Industrie en croissance, secteur d'avenir, chiffre d'affaire supérieur à celui du cinéma... et en attendant, cette scène indé qui pourtant existe depuis un petit bout de temps reste dans l'ombre, l'affaire de gens avertis.
S : Un Puddle 2 ou un projet du même genre en prévision à nous annoncer ?
P : Pas pour le moment. Je continue à bricoler des petites choses dans mon coin, parfois avec d'anciens camarades, mais rien de présentable pour le moment.
Auteur : Sonia Mistri
Testeuse SoftwarePassionnée par des domaines très variés, les jeux vidéos ont bercé mon enfance et les pixels ne m'ont jamais lâché depuis. La curiosité reste une de mes qualités et je n'ai qu'un seul but dans la vie : apprendre le plus possible pour ne pas mourir trop bête !
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