Si vous êtes né avant les années 90, il y a de grandes chances que vous ayez connu deux mondes : celui d'avant, et celui d'après l'arrivée d'Internet. Aujourd'hui aussi commun que le téléphone portable, on en oublierait presque que ce média récent a complètement bouleversé nos habitudes, notre vie, et bien sûr la façon dont nous jouons. "Le changement, c'est maintenant", disait le poète, seulement parfois le changement apporte aussi son petit lot de désagréments, d'espoir déçus et de travers notoires. Si certains ici vont encore me traiter de passéiste nostalgique, cet article est là pour vous rappeler que la fée électricité exauce aussi les vœux des plus mal intentionnés.
Le piratage, ou la fausse bonne idée du partage universel
Ce que ça aurait pu apporter
Ah, le piratage, le peer-to-peer... ces notions défendues par les plus libertaires sont loin d'être nouvelles. Vision d'un monde où tout ne serait que partage, échange (et tant qu'à faire amour libre), le piratage a simplement changé de dénomination avec le temps, mais a toujours eu pour cible de prédilection le monde des arts en général.
De la littérature à la peinture, du cinéma au jeu vidéo, depuis deux bons millénaires (à la louche), le discours du contrefacteur, du plagiaire (ou du "pirate", depuis qu'un type quelque part s'est dit que jouer à un jeu sans le payer et piller des yachts en Somalie c'était un peu kif-kif) est resté assez similaire. "La culture est une affaire d'élites, la culture est chère, la répandre largement est acte de bon sens et d'altruisme."
Souvent ponctuée d'un "t'as pas une clope sinon?", cette rhétorique est, dans le canon des clichés actuels, plutôt utilisée par les trentenaires chômeurs à dreadlocks. Et pourtant tout n'est pas faux ou insensé. Au même titre que certaines séries étrangères peu ou pas accessibles chez nous, certains jeux zonés, certaines exclusivités abusives, certains trésors jamais distribués méritent d'être joués, et pour cela il faut sortir des sentiers battus. Alors quoi de mieux qu'une communauté de fans passionnée, servie par un système de partage en ligne, pour que tous puissent se cultiver en harmonie au détriment des vilaines multinationales?
Mais en réalité...
Eh mais attendais, j'oubliais... l'immense majorité des pré-ados et une bonne partie du reste du monde n'en a rien à faire, du partage équitable. Et la majorité de la litanie justifiant le téléchargement illégal n'est souvent qu'une vile excuse au fait de vouloir jouer à Tomb Raider sans payer. Alors dans le principe, comment ça marche depuis trente ans dans le jeu vidéo? L'éditeur propose un produit au public, puis le public file le produit à son beau-frère. Fâché du manque à gagner, l'éditeur va alors inventer un système contraignant (un code à trouver dans la notice, par exemple) pour limiter la diffusion, en conséquence de quoi le beau-frère va faire des photocopies.
Avant Internet, ce petit jeu du chat et de la souris permettait à tout le monde de trouver son compte : l'éditeur en maintenant ses ventes et le joueur en gardant un moyen de partager son soft avec un cercle restreint. Aujourd'hui, sous prétexte de culture trop chère et de liberté de jouer, c'est le porno et les blockbusters qui sont le plus téléchargés, ce qui prouve que l'humain cède à la facilité dès qu'il en a l'occasion. Ce qui est plus triste au final, c'est que la crise du piratage (arrivée avec la démocratisation combinée du graveur CD et d'Internet) a depuis la fin des années 90 changé le paysage vidéoludique. Editeurs et joueurs s'affrontent maintenant à coup de pétitions et de procès, les premiers verrouillant tellement leurs jeux qu'il en devient parfois impossible d'y jouer légalement, les seconds luttant pour le droit de jouir de leurs possession sans être limités. Souvenez-vous d'Eidos ou Microsoft et de leurs systèmes anti-copie empêchant l'installation de certains jeux, ou encore du débat à la sortie de la Xbox One sur le fait qu'il faudrait rester en ligne en permanence.
Ce sujet est dans tous les esprits, et c'est un cercle vicieux. Les joueurs abusent du piratage, donc les éditeurs renforcent les règles, les joueurs légitimes sont floués, alors les éditeurs font marche arrière. Et on recommence. Tout ça parce que vous avez voulu offrir une DS à votre rejeton et que Madame Dominguez de la compta vous a expliqué que vous n'étiez pas obligé de payer les jeux.
La démo gratuite, ou l'image non contractuelle
Ce que ça aurait pu apporter
J'y avais déjà fait allusion, jusqu'à récemment la démo (ou shareware) n'était ni gratuite ni facile à obtenir. Il vous fallait soit acheter un magazine contenant une disquette ou un CD (très en vogue pendant quasiment 20 ans), soit acheter directement la version de démonstration en magasin. Vous m'avez bien compris, il vous fallait payer pour une version d'essai! Ceci étant, ces versions étaient à l'époque bien différentes. Conçues en parallèle du jeu complet, elles vous proposaient souvent la même expérience que celui-ci, mais limitée à un certain nombre de niveaux ou à un certain temps de jeu. Ce qui restait tout de même assez honteux, même si l'image du produit fini était plutôt fidèle. Car dans le cas où le produit était mauvais, l'éditeur avait tout de même commencé à faire du chiffre sur votre curiosité. Heureusement, grâce à Internet, chacun peut maintenant promouvoir son chef d'œuvre en toute transparence, gratuitement et sans contraintes. Ce qui est une excellente chose pour les joueurs, pas vrai? Pas vrai?
Mais en réalité...
Sauf que l'immense majorité des éditeurs cherche juste à vendre le plus de copies possibles, et pas obligatoirement à nous donner un aperçu honnête de son produit. D'ailleurs on peut remarquer deux phénomènes marquants dans l'évolution du phénomène depuis quinze ans :
- D'abord, la démo n'est plus un passage obligé. Passée la grande mode où chaque jeu avait sa démo ou son shareware, aujourd'hui les éditeurs ayant les moyens financiers de promouvoir leur licence uniquement à coups de pub et de pressions médiatiques ne se privent pas. On s'imagine mal télécharger une démo de GTA V, et c'est dommage parce qu'il n'est pas terrible. Les grands studios, qui estiment qu'ils sont bien au-dessus du lot et qu'ils se rabaisseraient à proposer une démo, deviennent aujourd'hui de façon amusante la cible d'une forme de défiance de la part des joueurs, preuve que vendre du rêve est à double tranchant.
- Ensuite, la démo peut aujourd'hui tout aussi bien être bonne conseillère que traître assassin, tant on peut y mettre absolument ce qu'on veut. Les termes d'ailleurs se sont diversifiés : démo technique, démo in game, beta ("j'ai fait une démo mais je refuse d'assumer la responsabilité des trucs qui ne marchent pas"), alpha ("j'ai fait une démo payante d'un truc que j'ai pas encore vraiment fini, ni même complètement écrit, mais regarde, mon petit cousin a dessiné le boss final")... plus encore qu'au cinéma on se donne un mal de chien à vous faire saliver en en montrant le moins possible.
Au final, que ce soit chez vous ou pendant un évènement spécialisé, la version de démonstration ne vous dévoile que ce que les éditeurs veulent bien vous montrer. Mais c'est aussi ça le paradoxe d'Internet, tout autant outil d'Information que de propagande.
La mise à jour, ou la beta permanente
Ce que ça aurait pu apporter
On a tous connus ça en étant gosse, principalement sur Atari 2600 mais aussi sur la NES et encore bien après : le vilain bug récalcitrant. Vous êtes en pleine partie de Super Mario Bros contre l'alliance des motoculteurs de Seine et Marne (Sēnu ya marunu kawa no torakutā ni taisuru sūpāmarioburazāzu au Japon), et après le boss végétalien du niveau huit, votre jeu freeze. Vous savez que vous venez de perdre trois jours de votre jeune vie, trois jours durant lesquels la console était restée branchée et allumée, sous surveillance constante. Et vous savez qu'il n'y a rien à faire, que le bug se reproduira encore et encore à chaque passage dans ce fichu couloir. Ne vous reste plus qu'à maudire l'univers, et à vous résigner à obtenir votre Brevet des Collèges. Une bien triste fin.
Il ne faut tout de même pas oublier que les bugs massifs et les problèmes d'ergonomie (comme ont pu connaître des titres comme E.T. ou Pac-Man sur 2600) ont aussi des conséquences désastreuses pour les éditeurs, et qu'il y a 20 ans si un jeu sortait avec ce genre de coquilles il n'y avait aucun moyen de revenir en arrière. Alors cette fois pensez-vous, grâce à Internet, les joueurs et les producteurs vont enfin trouver un bénéfice commun ! Grâce à la mise à jour, il sera enfin possible de corriger une erreur de chargement ou de sauvegarde, préservant ainsi le plaisir des uns et la réputation des autres ! Comment pourrait-il en être autrement?
Mais en réalité...
Au début en effet, on a tous cru que la possibilité de récupérer directement des données depuis l'éditeur était la solution miracle. Les problèmes de compatibilité et de stabilité entraînée par la diversité des configurations présentes sur le marché devenaient de toute façon trop envahissants. Ca a même plutôt bien fonctionné, jusqu'au jour où le premier chef de projet, s'entendant dire qu'il faudrait quelques semaines de plus avant de sortir un soft à cause d'un petit bug de portes, a lâché : "Oh laissez! On fera une mise à jour."
Une chose entraînant une autre, la course aux économies et les dead lines de type "fêtes de fin d'année" étant la loi dans le secteur, l'idée de sortir un jeu pas ou mal fini a définitivement germé dans la tête de nos éditeurs favoris. Absence de fonctions multijoueur, instabilité en ligne, défaillance du système de sauvegarde ou incompatibilités massives sont maintenant légion au sien d'une partie des jeux vendus au prix fort. Et cela ne complexe même plus personne. Peu après le lancement de Batman : Arkham Origins, le studio Warner a annoncé qu'il n'effectuerait aucune mise à jour afin de corriger les (innombrables) bugs que contenait son jeu. Mais qu'il travaillait par contre très fort à produire de nouveaux DLC (point sur lequel nous reviendrons jeudi). Gaijin, de son côté, propose son jeu War Thunder en "beta ouverte" depuis le 1er Novembre 2012, et à peine un tiers du contenu "final" est sorti depuis.
L'éditeur gagne donc sa vie sur le dos des joueurs, qui payent pour un produit à peine fini, et vaguement patché. Le concept ne cesse d'ailleurs de gagner du terrain, puisque la grande folie des campagnes de crowdfunding ainsi que les versions pré-alpha vendues sur Steam achèvent de décomplexer le studio qui voudrait sortir un produit bâclé, ou pas vraiment au point, afin de s'économiser des mois de tests en interne.
Le jeu online, ou la cour des miracles
Ce que ça aurait pu apporter
L'Homme n'a jamais aimé jouer seul. Des ancêtres du sport moderne aux premiers jeux de société, la dimension collective dans le divertissement se retrouve chez l'humain comme on la remarque chez les animaux. Seulement, dans les années 70 ou 80, cette collectivité se heurtait violemment aux limitations techniques des consoles. Et quand bien même on a très vite ajouté plus de ports manette aux systèmes, le constat était toujours le même : il fallait se réunir pour jouer, et partager le même écran de télévision. Or tout le monde le sait, les gamers n'aiment ni bouger ni partager, ils préfèrent tuer. La solution, dès que la vitesse des connexions deviendra décente, sera donc de proposer un concept aussi raisonnable et sensé que nous le sommes tous : jouer en équipe avec des inconnus.
Mais en réalité...
Et évidemment, cette merveilleuse idée a réussi à mettre en relief absolument tous les travers du genre humain. Un des premiers jeux en ligne massivement multijoueurs, The Fourth Coming (distribué par GOA pour la France début 2000) se voit ainsi très vite submergé d'avatars féminins se dénudant pour quelques pièces d'or. Et c'est encore gentillet quand on compare au flot de haine et de mauvais esprit qui a submergé le monde du jeu en ligne depuis une décennie. Je ne dis pas que les jeux rendent violent ou agressifs, je dis que les serveurs sont ouverts à tous, adultes comme enfants, amicaux comme sociopathes.
Malgré la tentative louable d'un éditeur de réunir tous les enfants psychotiques sur un seul et même serveur en leur proposant un FPS dédié, il faut se rendre à l'évidence : les MMORPG sont pleins de désœuvrées en quête de catharsis, les FPS envahis d'adolescents colériques, et les DotA remplis d'allemands belliqueux. Ce qui fait que le joueur équilibré que vous êtes devra toujours avoir recours à un maître de jeu, une option de kick ou un formulaire de plainte pour essayer d'avoir une expérience online qui soit moins agaçante que distrayante, à moins d'avoir une solide équipe d'amis sous la main.
Le Free-to-play, ou la prostitution vidéoludique
Ce que ça aurait pu apporter
Dans un passé pas si lointain, le marché du jeu vidéo était plus verrouillé que celui de l'édition. Le prix des cartouches variait très peu, et les distributeurs (qu'étaient principalement les magasins généralistes de jouets, avant les premières enseignes spécialisées) avaient très peu ou pas de latitude pour adapter la politique tarifaire. C'était un comble, puisque d'une part seuls les géants de l'industrie avaient la possibilité de créer du contenu et de se faire connaître, mais surtout parce que jouer était un véritable budget (prétendre que les jeux étaient moins cher avant est un mensonge absolu, si l'on prend en compte l'inflation et le pouvoir d'achat).
Heureusement, au fil du temps et grâce à Internet, les carcans sont tombés et il est maintenant possible d'obtenir des jeux à tous les prix grâce aux Humble Bundles ou aux plateformes comme Desura. Le prix affiché étant de moins en moins le reflet de la qualité d'un soft et de plus en plus le révélateur de la démesure du budget publicitaire, le joueur a depuis longtemps compris qu'il pourrait trouver son compte sans avoir à vendre un rein.
Mais en réalité...
C'est ce qui pose un problème à l'industrie du jeu vidéo justement : tout le monde ne se rue plus sur les licences, la concurrence est rude et les gens ne vendent plus leurs reins. Avec le développement d'une frange très casual de joueurs ainsi que du jeu mobile, commencent à apparaître à la fin des années 2000 des concepts assez étranges. Le Freemium mobile en premier lieu (terme aujourd'hui générique mais attribué à une époque à Gameloft), n'était plus ou moins qu'un dérivatif de la démo. Il proposait un jeu complet mais amputé d'une grosse partie de ses fonctionnalités, ou encore complètement déséquilibré. Pour pouvoir profiter de l'application dans de meilleures conditions, il fallait donc passer par un achat in app (l'expression en fera frémir plus d'un), c'est à dire au final payer pour avoir une expérience décente.
En parallèle, les réseaux sociaux ainsi qu'une partie de l'industrie se sont dit que puisque les casual n'étaient pas prêts à débourser pour jouer, on allait leur donner du contenu "gratuit". Addictif et ciblé, si possible. Avec un maximum de publicité intrusive. Bientôt le terme se répand, acquérant un bref instant quelques lettres de noblesse avant de tomber dans l'infamie et de se voir même menacé par la communauté européenne : le free-to-play a envahi le marché. Aujourd'hui, le constat empire encore, puisqu'au-delà de proposer des jeux abrutissants pour ménagères désœuvrées, l'industrie du gratuit/payant avilit des licences parmi les plus glorieuses de l'histoire. Proposer Dungeon Keeper en free to play sur mobile ce n'est pas seulement appliquer un concept gerbant à un titre remarquable, c'est surtout pervertir ce titre, le tordre et l'amputer afin qu'il entre dans le schéma mercantile qu'on veut lui imposer. Et c'est cela que j'appelle de la prostitution.
On peut encore pousser l'analyse, et parler de ces jeux payants au prix fort et qui proposent tout de même du contenu payant, mais nous sommes loin d'être exhaustifs. Il n'y a pas vraiment de morale à cette histoire : Internet, comme tous les autres médias avant lui, est beau parce qu'il donne la parole et l'information à tous. Et il craint aussi, parce qu'il donne la parole et l'information à tous et qu'en plus c'est un formidable terrain de jeu pour les éditeurs. Cependant, taper à bras raccourcis sur l'industrie serait vraiment injuste... C'est pourquoi je vous donne rendez-vous jeudi prochain pour taper aussi sur les joueurs. Dans un esprit d'équité et de rassemblement.
Commentaires
Quand tu dis qu'il n'y a plus de sortie de jeu mirobolante... Le dernier gta et le watchdog qui pointe son nez sont de bons exemples
Apres, epit etre que le marché sature et qu'il faudrait un petit renouvellement du genre
En ce qui concerne le jeu online, je rajouterais que l'avènement de celui-ci est aussi devenu pour les développeurs un prétexte pour fournir un solo de moins en moins fournis et augmenter de manière artificielle la durée de vie d'un jeu.
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